N’appelez personne père

Mardi de la troisième semaine de Carême

Frère Charles de Foucauld préfère le terme (petit) frère à l’appellation de Père.

Je profite de cette vidéo pour évoquer un libre intéressant écrit par Pavel Syssoev (prieur des dominicains de Marseille), De la paternité spirituelle et de ses contrefaçons, Cerf, 2020, 130 pages, 12 €. Il répond aux questions de Christophe Geffroy. C’est éclairant.

Venons-en à votre livre : qu’entend-on par « paternité spirituelle » et comment cela a-t-il été vécu tout au long de l’histoire de l’Église ?
Le Christ nous révèle le mystère du Père, c’est le cœur de notre foi. Par sa Passion et sa Résurrection, nous sommes engendrés à une vie nouvelle, c’est une nouvelle naissance. En ce sens, il n’y a que Dieu qui soit Père au sens plénier : de lui viennent toute vie et toute croissance. Mais il nous associe à ce mystère. Regardons saint Paul : il parle de sa prédication comme d’une œuvre d’enfantement où il paie de sa personne. Ainsi tout au long de l’histoire de l’Église des amis de Dieu, hommes ou femmes, engendrent les autres à la vie divine : par leur intercession, par leur enseignement, par leur exemple, par leur ministère, enfin, quand il s’agit des prêtres. Notons pourtant que le thème de la paternité spirituelle se déploie dans le monachisme naissant, chez les Pères du désert, qui sauf exception ne sont pas prêtres.

Les dérives d’abus de paternité spirituelle sont-elles nouvelles et pourquoi de tels cas se sont multipliés ces dernières décennies ?
Ces abus ne sont pas nouveaux, mais nous en avons davantage pris conscience. Je distingue les contrefaçons de la paternité qui pèchent par défaut (la démission, le dilettantisme, le formalisme) des déformations par excès (l’autoritarisme, la séduction). Il me semble que ce sont les premiers qui font le lit des seconds. Lorsqu’un chrétien qui cherche à vivre avec une radicalité évangélique ne trouve pas des pères, mais des fonctionnaires ou des amateurs, il devient facilement la proie de ceux qui se présenteront comme des guides infaillibles ou des sauveurs. Tous nous pouvons être tentés par la volonté de domination ou de séduction. Ces abus sont de tous les temps, il est vital d’en reprendre conscience.

Derrière l’abus sexuel se tient l’abus spirituel, dites-vous : qu’entendez-vous par là ?
Même si l’emprise ne se traduit pas par les actes sexuels, elle demeure un abus, une expérience profondément traumatisante pour les victimes. Un père spirituel ou une mère spirituelle qui s’érigent en une source de la loi, qui parasitent la conscience de leurs victimes, qui cherchent à être adulés et aveuglement obéis, peut-être n’exerceront pas leur emprise dans le domaine sexuel, mais lorsque cela arrive, un abus sexuel est un prolongement, une forme particulière d’un abus spirituel. « Tu vivras par moi et pour moi » – une telle attitude est mortifère quel que soit son champ d’expression.

La paternité spirituelle souffre, écrivez-vous, d’une mauvaise compréhension des rapports entre le naturel et le surnaturel, la nature et la grâce : comment trouver le juste équilibre ?
La grâce ne détruit pas la nature et ne la remplace pas. Nos vertus les plus simples et quotidiennes sont le lieu de notre union à Dieu. Parfois nous pensons que la vie spirituelle progressera en devenant de plus en plus extraordinaire, que le sensationnel sera une marque de Dieu. C’est le contraire qui est vrai. Rien n’est plus divin que la charité, c’est la vie de Dieu même, et c’est précisément ce que Dieu répand le plus largement. Puis un jugement sain et une prudence éclairée sont les bases précieuses de notre croissance dans la liberté des enfants de Dieu. Tout appel à les abandonner ou à les dépasser est suspect.

Le « cléricalisme » est-il une explication universelle aux abus spirituels et sexuels des prêtres ? Quelles autres causes voyez-vous ?
Les abus spirituels ne sont pas réservés aux prêtres. En cela, réduire tout au cléricalisme est radicalement insuffisant. Là où il y a un don de Dieu, il y a aussi une défaillance possible, introduite par notre péché. Tous nous sommes appelés à transmettre la vie divine, à éduquer, à enseigner, à gouverner dans tel ou tel domaine, donc à participer à la paternité de Dieu. Tous aussi nous pouvons être tentés de tout ramener à nous, nous voulons nous montrer efficaces quitte à devenir intrusifs, nous pouvons chercher à assujettir les autres aux désirs que nous n’avons pas purifiés ou évangélisés. Quand cela rencontre les fausses attentes – un père spirituel doit résoudre tous mes problèmes, il me suffira de le suivre ; quand la loi est dénigrée – elle est le propre des pharisiens, nous sommes au-dessus de la réglementation d’une Église décadente ; quand la pratique humble et patiente des vertus est abandonnée – nous vivons dans un régime d’exception, alors les abus spirituels trouvent un terrain propice. Notre conversion quotidienne, notre humilité fondée dans une fidélité à la tradition de la vie spirituelle, notre communion fraternelle sans aucune prétention à être exceptionnels, bref, notre vie filiale et fraternelle est un meilleur antidote aux abus.